Jean Chauveau a rédigé le complément de réflexions suivant en juin 2005 :
Il y a 25 ans (revue ADMINISTRATION, n° 116), j'ai publié des réflexions sur la disparition d'emplois industriels dans le contexte de la reconversion du bassin stéphanois
Mes réflexions actuelles inspirées par 20 années de contact avec des entreprises industrielles petites et moyennes et des acteurs de la vie économique [1972-1992], tentent de cerner les causes profondes du chômage structurel dont souffre le pays : croissance de services ne trouvant pas leur assise dans la promotion industrielle , développement de fonctions de négoce et de transit au détriment de la valeur ajoutée par l'Industrie, échec d'un patronat parfois contraint, parfois tenté, d'imiter l'étranger dans la recherche d'une rentabilité à court terme du capital investi au détriment d'une efficacité à long terme...
Revenons en arrière : il y a 60 ans, au sortir de 6 années de conflit armé, la faiblesse relative de l'Industrie constituait la préoccupation majeure du gouvernement. Le banquier, devenu Président de la République, ne disait-il pas : « La France n'a qu'un seul problème, celui de son Industrie ; s'il était résolu, les autres le seraient de surcroît » ?
Mais la France, rangée artificiellement dans le camp des vainqueurs grâce à De Gaulle, n'avait pas la possibilité d'aborder la guerre économique qui débutait, avec les mêmes atouts que d'autres pays.
Dans le contexte de profondes mutations, les U.S.A., le Japon, l'Allemagne... pouvaient transférer à leurs industries civiles les technologies qu'ils avaient développées et maîtrisées pour les besoins de leurs industries d'armement. Ils avaient les structures de Recherche et d'Enseignements adaptées aux besoins prospectifs d'entreprises industrielles conquérantes et ils investissaient en ce sens à très long terme. La solution du problème industriel français, de laquelle dépendait la création de richesses - et la possibilité d'une politique sociale réaliste par redistribution des ces richesses - exigeait compétence et rigueur.
Le recul nous apprend que les responsables politiques - notables conservateurs et technocrates privilégiés par le système français de sélection des élites, pour la plupart - se sont détournés, par manque de clairvoyance ou de courage, d'une politique de rigueur. Us sacrifièrent dans une large mesure les moyens et longs termes au bénéfice d'une politique laxiste de consommation basée sur l'importation de produits finis plus que sur l'organisation d'une production nationale adaptée à l'âge du marketing sans frontières.
C'était confondre charges et investissements, se mettre en position de dépendance et laisser le soin de rembourser les dettes aux générations montantes, tout en les privant des moyens nécessaires. L'ouverture des vannes à une mainmise étrangère ou le retour au protectionnisme constituaient dés lors les conséquences, plus ou moins proches, mais inéluctables, d'une telle politique.
Certes, il y a 60 ans, les contraintes étaient nombreuses :
Les quelques 48.000 employeurs français de plus de 10 salariés étaient loin d'avoir tous la mentalité et la formation leur permettant d'encadrer une expansion qu'on voulait accélérer. La rentabilité des investissements restait largement dépendante de la formation des hommes, de la cohésion des équipes, de la compétence de leurs animateurs sur les plans technique et humain, de la qualité des liaisons entre Formation, Recherche et Economie...
Aujourd'hui, où en sommes nous ?
La France a-t-elle édifié un nombre suffisant d'équipes capables, au sein des ses entreprises, de convertir des apports financiers en produits à forte valeur ajoutée, compétitifs sur les marchés à monnaies fortes ?
Son Université est-elle en mesure d'épauler le développement d'industries petites et moyennes ? Est-elle sollicitée à cette fin ?
Les diplômés qu'elle avait l'habitude de former quasi-exclusivement pour les besoins de l'Enseignement et de la Recherche fondamentale, restent sous employés : ce sous emploi s'explique t-il par la médiocrité du dialogue avec le monde économique et le cloisonnement des carrières ?
Les plus brillants élèves des grandes Ecoles recrutés traditionnellement par l'Administration dans le cadre d'un plan de carrière garanti et immuable, ne demeurent-ils pas, pour la plupart, orientés d'emblée sur le gouvernement d'une économie dont ils connaissent mal les rouages moteurs ?
Le cloisonnement entre Industrie, Université, Administration, n'explique t-il pas la quasi absence [1] du développement industriel de l'innovation ? D'autant que la créativité s'est davantage observée au carrefour des disciplines qu'au sein de chacune d'elles, dans la haute spécialisation ?...
Il y a 40 ans on déplorait généralement :
que la petite et moyenne Industrie (en partie principale sous traitante des industries de conception et de montage) soit considérée tantôt comme « la vache à traire jusqu'à épuisement », tantôt comme la solution miracle au chômage ;
que l'Industrie moyenne - grande, caractérisée par une direction participative, dotée de services de recherche et développement, soit l'exception ? (et la proie de capitaux spéculatifs).
Le chômage « à la Française » ne repose t-il pas, en partie, sur la persistance de ce triple état de fait ?
La corrélation, souvent rapportée, entre le développement du chômage et l'amélioration de la balance commerciale, ne s'explique t-elle pas par l'arrêt de l'importation de biens d'équipement d'une part et par celle des productions liées à l'importation de ces biens d'autre part ?
Aujourd'hui le cloisonnement des carrières ne continue t-il pas à stériliser tout dialogue constructif- tant il est vrai que le transfert des connaissances n'est efficace qu'en fonction de celui des hommes qui portent ces connaissances ?
Sans réformes visant à abattre ces cloisons, peut-on espérer :
que l'Industrie ne devienne de plus en plus une source de carrières aléatoires au niveau des postes opérationnels ? Qu'elle ne localise de plus en plus ses services d'études et de recherches à l'extérieur des frontières nationales ? Après y avoir implanté ses usines de montage et de production de composants.
que les étudiants, de plus en plus conscients de la dépendance industrielle du pays et angoissés par l'incertitude que fait peser cette dépendance sur leur avenir, ne se détournent de la rigueur des formations scientifiques et techniques au profit des formations financières, administratives et commerciales - lesquelles formations, en 1 absence d'un secondaire solide, constituent pour le pays des charges plus que des investissements, voir des accélérateurs de chômage.
que l'Administration et les Elus ne se laissent aller à un libéralisme « pur et dur » au mépris de toute considération de solidarité et de fracture sociale. Et ceci pour ne pas avoir pris les mesures impopulaires mais indispensables à la réalisation des réformes que réclame un climat de faillite.
que la rareté des richesses à redistribuer ne débouche sur l'extension des ghettos de misère, des conflits sociaux, le retour au protectionnisme, la renaissance conséquente du nationalisme... et les révoltes.
Pour conclure je pose une question qui inscrit les précédentes réflexions dans un contexte plus général : E. TODD a-t-il raison lorsqu'il écrivait, en 1998, dans son « Illusion économique » : ... « De toutes les nations anciennement développées, la France est celle qui va le plus mal, dont la stagnation industrielle est la plus manifeste, dont le taux de chômage est le plus aberrant »...
Et lorsqu'il poursuivait... « Dominée par des élites exceptionnellement incompétentes, la France a contribué plus que toute autre nation à l'erreur de stratégie économique et historique que constitue le traité de Maastricht. Ses responsables politiques, qu'ils soient de droite ou socialistes, ont allègrement mélangé des concepts libéraux et autoritaires pour n'aboutir qu'à maximiser les souffrances sociales de leur pays »...
Note :
J'illustre cette quasi-absence par un contre exemple : lorsque j'arrivais à Decazeville en 1984. chargé d'une mission de réindustrialisation par le préfet de l'Aveyron, on opposait à l'agonie du site sidérurgique decazevillois, le développement de la mini aciérie d'IMPHY. Ce développement se situait dans le prolongement d'une longue collaboration, nouée au début du siècle, avec un laboratoire (le bureau international des poids et mesures). Des travaux réalisés à IMPHY devait naître l'INVAR, alliage sans cesse perfectionné depuis pour les besoins de l'Aéronautique (voir NICKEL MAGAZINE de février 2003).
On déplorait notamment l'insuffisance des vocations de chefs d'entreprises innovantes et une dénatalité industrielle qu'on pressentait plus qu'on ne la mesurait.
que la grande Industrie ait des réflexes plus politiques qu'industriels (mobiliser des aides publiques semblait plus rentable - et surtout plus facile - que de moderniser L entreprise pour conquérir de nouveaux marchés) ;
que l'Université ne reste condamnée à vivre sur elle-même ?
Je découvrais qu'à la base de cette collaboration il y avait deux hommes : le chercheur CE Guillaume, dépourvu de moyens pour développer ses idées, et le président de la société Commentry-Fourchambault Decazeville, H. Fayol, qui lui offrit ces moyens. Guillaume, devenu Prix Nobel de Physique en 1920. devait préciser le contexte de cette collaboration dans l'hommage qu'il rendit à Fayol le 7 juin 1925, à Paris, salle Hoche |son discours peut être consulté sur Internet : http://www.annales.org/archives/x/ceguillaume.html.