Jean Marc Henri Victor GOGUEL
(1908-1987)
Géologue - Ingénieur - Professeur

Texte écrit par Hubert Pélissionnier
Mis sur le Web par Robert Mahl
 Paru dans ANNALES DES MINES, AVRIL-MAI 1987

Jean Goguel est décédé le 5 janvier 1987 dans la rue, foudroyé par une crise cardiaque. La veille, entouré de tous ses descendants, il avait fêté ses 79 ans. Le 21 octobre dernier, une première alerte avait nécessité son hospitalisation. Avec une énergie farouche, il s'était remis rapiement et, deux semaines plus tard, il avait repris ses nombreuses activités. Même durant les manifestations estudiantines en novembre et décembre, il avait donné le cours de géothermie qu'il professait encore à l'université Pierre et Marie Curie et l'avait terminé avant Noël.

Ainsi, dans les milieux géologiques et miniers, nous ne verrons plus sa haute silhouette droite un peu raide qui ne laissait pas indifférent. Dans toutes les assemblées auxquelles il participait, s'il intervenait, c'était toujours pour apporter un point de vue original, voire paradoxal, sur l'objet débattu ou pour rappeler certaines vérités oubliées dans le tourbillon des modes, comme l'importance de la paléontologie ou la nécessité de la cartographie pour le progrès de la géologie.

Il se rattache à la lignée de ces ingénieurs des Mines qui, tout au long du XIXème siècle, ont joué un rôle de premier plan dans le développement des sciences géologiques: Armand Dufrenoy, Léonce Elie de Beaumont [voir aussi biographie de Dufrenoy ], Auguste Daubrée, Marcel Bertrand. Aux Annales des Mines sa contribution a été le plus souvent de dégager pour un large public les conséquences pratiques des grandes évolutions dans les Sciences de la Terre et, une fois, un travail fondamental qui a eu un grand retentissement un quart de siècle plus tard - le régime thermique de l'eau souterraine -. Ayant côtoyé Jean Goguel durant de longues années dans certaines de ses activités, je voudrais m'attacher à cerner l'homme qui se cachait derrière le scientifique. Peut être cette démarche nous aidera-telle à mieux saisir l'originalité de sa pensée ? D'autres décriront ailleurs, mieux que moi, tous les apports dont les Sciences de la Terre du XXème siècle lui sont redevables.

Auparavant rappelons rapidement quelles ont été les principales étapes de sa carrière.

Polytechnicien de la promotion 1926, il sort dans le Corps des Mines : ingénieur en chef en1942, ingénieur général en 1959.

Affecté à sa sortie de l'École des mines en1931 au service de la Carte géologique de la France, il en devient le directeur adjoint en 1940, puis le directeur en 1953. Parallèlement il était devenu directeur adjoint du Bureau de Recherches Géologiques et Géophysiques (BRGG), ancêtre de l'actuel BRGM, depuis sa création en 1941 jusqu'en 1952. A la fusion du service de la Carte avec le BRGM en 1968 il est nommé vice-président de cet organisme, chargé de l'inspection généralede la Carte géologique ; et jusqu'à sa mort il est resté conseiller scientifique au BRGM, chargé de la géophysique.

Docteur ès sciences dès 1937, il enseigne à l'École des mines de Paris successivement la topographie de 1933 à 1944, la paléontologie de 1944 à 1957, la géologie générale de 1958 à 1968, 1a géodynamique interne et externe ainsi que la déformation des roches de 1968 à 1983 ; à 1'Eco1e des ponts et chaussées la géologie appliquée de 1941 à 1955 ; à l'École du génie rural la géologie appliquée de 1951 à 1958 ; à l'université la géodynamique interne à partir de 1956, puis la géothermie jusqu'à sa mort.

Il a siégé au conseil général des mines de 1959 à 1978.

Il a présidé la Société géologique de France en 1951, 1'European Association of Exploration Geophysicists en 1952, le Comité technique de géophysique de l'ORSTOM de 1964 à 1980, la Commission de géologie-paléontologie du CNRS de 196à 1971, le Comité national français de géodésie et géophysique de 1978 à 1982, le Comité technique de géothermie de la DGRST de 1974 à 1980, puis le nouveau Comité de géothermie de l'AFME depuis 1982, le Groupe de travail sur les critères de choix des sites de stockage des déchets (radioactifs) à vie longue depuis 1985. Il était membre du Conseil scientifique de la sûreté nucléaire depuis 1982. Il était encore membre correspondant du Bureau des longitudes, associé étrangerde la National Academy of Sciences, Washington, de la Société géologique de Londres, de l'US Geological Society, de l'American Academy of Arts and Sciences, Boston.

Principales distinctions :

- Officier de la légion d'honneur (1959).

- Commandeur de l'ordre national du mérite(1976).

- Prix James Hall de l'Académie des Sciences(1938).

- Prix Cuvier de l'Académie des Sciences (1948).

- Prix Prestwich de la Société géologique de France (1957).

- Première médaille Vermeil du BRGM (1977).

- Prix Gaudry de la Société géologique de France (1978).

- Grand prix scientifique de la Ville de Paris(1979).

- Médaille d'Or de la Société d'encouragement à l'industrie nationale (1979).

- Prix Joannidès de l'Académie des Sciences(1980).

- Médaille d'Or Fourmarier de l'Académie Royale de Belgique (1984).

L'ouvrage qui nous rend sans doute le mieuxcompte de sa personnalité intime reste "L'homme dans l'Univers", publié en 1947. Goguel veut situer l'homme par rapport au monde extérieur, car, dit-il, "c'est le seul moyen d'échapper à une vision trop subjective de notre nature". Et nous avons droit à une fresque sur l'espace géométrique, la matière, les lois de la physique, I'univers astronomique, le globe terrestre, la vie, pour en arriver à l'homme, à sa vie individuelle et à sa vie en société. Quand on compare ce livre à d'autres de la même veine comme celui d'Hubert Reeves [L'heure de s'enivrer - L'Univers a-t-il un sens, Seuil, édit. 1986], on se rend compte que les progrès des sciences depuis quarante ans n'en ont pas altéré l'argumentation. On peut même dire que Goguel continue de dominer le sujet mieux que les physiciens ou les astronomes, avec lesquels il se trouve de plein pied, avec son analyse très fouillée des mécanismes de l'évolution des espèces, grâce à sa composante paléontologiste.

Il ne cache pas d'ailleurs les murs auxquels nous continuons de nous heurter: "dans le cas des lois physico-chimiques et sans qu'elles ne cessent jamais de s'appliquer, il intervient quelque chose d'autre, une force vitale irréductible des propriétés de la matière et dont nous ne pouvons préciser la nature. Ou encore : "L'existence de tendances évolutives déterminées -  l'orthogenèse - doit être rangée au nombre des propriétés fondamentales de la matière vivante, propriétés qui paraissent irréductibles au simple jeu des lois physico-chimiques, bien qu'elles ne soient pas en contradiction avec elles". Dans sa conclusion il fixe la fin de l'homme  "dans la recherche d'une harmonie avec les tendances biologiques dont l'homme représente l'aboutissement", ce qui implique à son avis d'aller vers "le maximum de progrès intellectuel et artistique". Il analyse le fait religieux comme réponse à l'angoisse de l'homme devant la souffrance et la mort et il retourne la proposition classique à beaucoup de religions : pour lui, Dieu est à l'image de l'homme et non l'homme à l'image de Dieu. Il va là dans la lignée d'un courant contemporain très fort. Certains théologiens catholiques ont d'ailleurs bien conscience de cette critique au point qu'ils refusent pour le christianisme le thème de religion [François Varone - Ce Dieu absent qui fait problème]. Curieusement d'ailleurs, alors que l'athéisme est généralement perçu par les théologiens comme une manifestation d'orgueuil de l'homme qui se suffit à lui-même, Goguel considère que croire en un Dieu par rapport auquel l'homme occuperait une position privilégiée est une conception anthropocentrique, donc orgueilleuse. En définitive son attitude est pleine d'humilité, attentive d'abord à la plus grande objectivité, cette vertu cardinale du scientifique dont j'ai rappelé plus haut qu'il se refusait à percevoir le mystère de la vie et même celui de l'orthogenèse. Plus tard il  nous livrera plusieurs fois cette sagesse par une devise en forme de boutade "savoir ignorer".

Pour nous éclairer davantage sur sa conception du travail scienque, je citerai le conseil qu'il donnait il y a quelques années à un jeune tenté par une carrière dans la recherche: "...Faire fonctionner un appareillage complexe dans des lieux reculés et obtenir de bonnes mesures est une première étape. C'est la preoccupation du technicien, mais il est indispensable que le chercheur s'y investisse complètement, ne serait-ce que pour savoir ce que valent les mesures et conment perfectionner l'appareillage ou en développer un nouveau.

Le rôle propre du chercheur est ensuite d'interpréter les mesures. Trop souvent, c'est dans un cadre conceptuel figé, admettant sans discussion toutes celles des hypothèses proposées antéurement qui sont à la mode... Il y a une autree voie qui consiste à remettre en cause les hyposes et les modèles, se souvenir des quelques tests dont elles cherchaient à rendre compte et se demander si on ne peut pas les expliquer tout autrement. Ce qui exige que l'on analyse clairement, pour toutes les disciplines, la démarche qui va des faits observés aux hypothèses interprétatives. C'est une voie inconfortable, parce qu'on heurte la quiétude des spécialistes en pénétrant dans leur domaine réservé". Goguel s'est implanté très tôt dans cette seconde voie : lors de son jubilé scientifique, cherchant à préciser les origines de sa personnalité, ne nous a-t-il pas livré sa décision délibérée prise dès l'adolescence de chercher à comprendre plutôt qu'à agir ! Lorsque nous analyserons plus loin son oeuvre scientifique, nous devrons garder présente à l'esprit cette attitude fondamentale.

Si maintenant nous abordons l'homme dans ses relations sociales, il faut reconnaître que souvent, au premier abord, il paraissait distant et froid. Rarement on n'entendait dans sa bouche une de ces formules chaleureuses qui mettent à l'aise. Etait-ce timidité ? C'est pourtant le même qui écrivait:  "un mot, un regard nous suffisent parfois pour deviner les sentiments d'un inconnu et sympathiser avec lui". Ce n'est qu'après une assez long commerce avec lui que l'on ressentait tout l'intérêt qu'il vous portait. Le dialogue se faisait difficilement à cause de la vivacité de son esprit ; sa pensée courait avec une telle rapidité que l'on s'essoufflait à vouloir le suivre. Rarement il faisait des compliments. Plus souvent il se faisait un devoir de dire les critique qui lui paraissaient justifiées, à la fois pour éviter à son interlocuteur de s'enfoncer dans l'erreur (j'en ai fait l'expérience) et dans l'intérêt général de la science ("Rien n'est plus dangereux que de tenir pour vraie une chose qui ne l'est pas"). Cela voulait dire qu'il s'intéressait à vous. Mais certains, blessés dans leur amour-propre, ne l'ont pas toujours compris ainsi. Cette critique d'ailleurs, il se l'appliquait d'abord à lui-même, n'avançant que pas à pas. Il disait "La combinaison de l'imagination et d'esprit critique qui doit être mise en oeuvre à chaque instant est pour beaucoup dans l'intérêt du travail géologique". Cette forme d'esprit il la tenait de son père, Maurice Goguel, historien, c'est-à-dire critique historique. Il la partageait avec quelques grands géologues, de peu ses aînés, tels que Maurice Gignoux et Pierre Pruvost. Quand je cherche ce que Jean Goguel m'a légué de plus précieux et que je désire passionnément transmettre à mes élèves, c'est de les persuader de la puissance du raisonnement historique pour connaître le plus intimement un objet. Nous le pratiquons d'ailleurs inconsciemment comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Mais peut-être pourrions-nous systématiser son emploi ? En prenant une analogie mathématique, reconstituer la genèse d'un objet, c'est implicitement écrire pour une suite discrète de valeurs du temps un systèmed'équations qui exprime la continuité ou la discontinuité de la matière en chacun des points de l'objet, c'est-à-dire une série de contraintes qui cerne l'objet dans tous les niveaux de sa structure.

A travers ses critiques, Jean Goguel conservait toujours un très grand respect d'autrui. Jamais il ne lui serait venu à l'idée d'imposer une volonté quelconque. C'est sans doute pourquoi il n'a pas eu de disciples au sens classique du terme. Peut-être est-ce là une marque particulière du Corps des Mines. Contrairement à ce que d'aucuns imaginent, il y règne une grande atmosphère de liberté. Goguel en était très conscient. Dans les querelles, hélas trop fréquentes, entre géologues, il restait souverainement indépendant des coteries et jouait avec discrétion un rôle de conciliateur. Lors de son jubilé scientifique en1977, Michel Durand-Delga a rendu hommage à son action de 1967 à 1971 à la tête de la Commission de géologie-paléontologie du CNRS : il avait "réussi à y faire régner une certaine atmosphère de calme et d'harmonie" !

Tout ce qui précède explique assez bien que, malgré sa notoriété scientifique, l'Académie des:Sciences ait refusé de l'accueillir en son sein : il n'était pas soutenu par un clan ; ses critiques pouvaient avoir indisposé certains dans toutes les disciplines auxquelles son esprit s'était intéressé - et elles étaient nombreuses, comme nous le verrons plus loin -. De plus son appartenance au Corps des Mines a pu le desservir, car dans certains milieux géologiques à une certaine époque le Corps des Mines suscitait des jalousies.

Son style se ressentait beaucoup de son souci d'objectivité. On notera par exemple l'abondance des "mais" successifs, redondants, autant d'objections qu'il se faisait à sa propre dialectique.Il avait des phrases compliquées avec beaucoup de propositions subordonnées et en même temps une extrême densité dans le contenu. Il aurait facilement pu couper ses phrases, mais il était pressé. N'a-t-il pas dit un jour à Madame Goguel qu'il lui faudrait au moins trois vies d'homme pour réaliser tous les projets qui germaient dans son esprit ! L'expression elliptique rendait plus percutante les comparaisons, mais le lecteur ou l'auditeur devait faire un gros effort pour ne pas perdre le fil conducteur. Voici un palet typique de raisonnement goguelien ; il veut montrer que l'augmentation de la taille (une loi générale de l'orthogénèse) dans la lignée des hominidés conduit à l'abandon la vie arboricole, en réduisant l'agilité: "pour qu'un muscle soit capable de soulever l'ensemble du corps, il faut que sa section, d'où dépend sa force, soit proportionnce au poids, donc au volume de celui-ci.Lorsque la taille augmente, la proportion se trouve modifiée et le muscle devient incapable de jouer son rôle". Pour moi cette démonstration aurait été plus claire s'il avait précisé que dans l'évolution la taille n'est pas proportionnelle au volume.

Une autre de ses exigences était de ne pas ordonner ses textes avec de nombreux sous-titres en cascades et surtout de ne pas employer la numérotation décimale : l'écriture est forcément linéaire et, lorsqu'on est sensible aux multiples dimensions incommensurables du réel, comment en rendre compte ? La numérotation décimale correspond à une structure arborescente beaucoup trop simpliste qui implique une hiérarchisation a priori tout à fait arbitraire. Dans certains de ses ouvrages parmi les plus importants, Goguel tourne la difficulté de la façonsuivante : à l'exemple de Jules Verne dans quelques-uns de ses livres, la succession des thèmes traités ou des réflexions évoquées dans chaque chapitre est rassemblée en introduction du chapitre ; elle doit permettre au lecteur de sentir les liaisons. A une époque où le bachotage était encore la règle, cela ne facilitait guère la tâche des élèves dotés surtout d'une mémoire visuelle. Il avait pourtant un grand souci pédagogique. Son cours de géologie générale commençait par l'examen de ce que nous pouvons voir se constituer sous nos yeux, ce qu'il appelait la géologie en action, - ainsi la formation des alluvions par le jeu de l'érosion et des crues - pour remonter progressivementvers les roches plus anciennes et mises en place en profondeur loin de notre champ d'expériences. Comme je lui faisais remarquer, en bon disciple inconscient, que remonter ainsi le temps ne permettait pas d'appuyer le déroulement des phénomènes sur le substrat préexistant, de même que passer un film de cinéma à contretemps le rendait inintelligible, il me répliquait que, si je prenais la peine d'analyser attentivement sa démarche, je m'apercevrais qu'il présentait une suite de séquences à l'endroit en remontant dans le temps, à la manière de René Clair dans le film "Belles de nuit".

Si ses élèves pouvaient avoir quelque peine à lire et à retenir son cours écrit, ils étaient subjugués par sa présentation orale : celle-ci savait faire appel à l'intelligence de ses auditeurs en leur proposant des comparaisons audacieuses entre des disciplines qu'ils s'imaginaient auparavant cloisonnées. Lorsque l'âge fatidique de la retraite arriva en 1978, la direction des Etudes de l'École des mines, pour suivre les directives ministérielles visant à limiter les cumuls, voulut  remplacer Jean Goguel dans les deux cours qu'il professait encore: déformation des roches et géodynamique interne et externe. Ce fut un tollé du côté des élèves. Aussi continua-t-il son cours durant cinqannées supplémentaires, sans percevoir de vacations bien entendu. Quelle consécration pour un professeur de se voir plébiscité !

Des nombreuses courses géologiques qu'il mena dans les Alpes, il me reste le souvenir d'un repas extrêmement frugal et la définitionr de l'unité de travail géologique, le "Goguel " : 800 mètres de dénivelé à l'heure en moyenne sur les huit heures de la journée, en effectuant des observations géologiques ; unité pratique: le milligoguel !

Venons en maintenant à son oeuvre scientifique. Elle est immense : environ 350 titres dont une douzaine d'ouvrages.

Goguel avait l'habitude de se définir comme un géologue.De fait c'était un géologue complet acceptant l'ascèse d'observations minutieuse à différentes échelles exigéeau stade de l'analyse et utilisant de manière privilégiée le raisonnement historique au stade de la synthèse, comme je l'ai rappelé plus haut. C'était d'abord un homme de terrain et un cartographe. Il a levé des surfaces considérables, notamment dans Alpes, ce qui a dû nécessiter un nombre  impressionnant d'heures de marche malgré 1'achat d'une moto tout terrain pour réduire l'approche. Le profane a du mal à comprendre l'attache du géologue à ces levés. Il y voit un simple report des roches de surface, de même que d'autres cartes représentent la végétation, le climat, la population ... Or, le souci du géologue ne porte pas d'abord sur l'exactitude de la limite entre lesformations lithologiques. Sa préoccupation est avant tout de bien dessiner les courbes limites entre les formations reconnues, c'est-à-dire l'intersection des surfaces limites avec une surface topographique. Cette intersection donne une approximation du plan tangent à ces surfaces limites, c'est-à-dire qu'elle lui permet de pénétrer dans la structure des roches en profondeur et cela d'autant mieux que le relief plus accentué. C'est d'ailleurs l'une des raisons de la prédilection des géologues pour les zones montagneuses.

A partir de la cartographie dans les chaînes subalpines du Sud-Est de la France, Goguel développe ses idées en tectonique. Apres avoir analysé finement les déformations géométriques visualisées par une profusion de coupes et de blocs-diagrammes et consignées pour une part dans sa thèse de doctorat (qui contient 253 figures, toutes de sa main, et quelles figures ! coupes sériées, blocs-diagrammes, morceaux de cartes. Au début de sa carrière, GOGUEL avait tenu à prendre des leçons de dessin), il s'attaqua au problème de l'interprétation mécanique des déformations tectoniques, aboutissant en 1942 à la publication d'un important mémoire : "Introduction à l'étude mécanique des déformations de la roche terrestre", réédité en 1949 et tellement avant-garde qu'en 1984 encore des Américains recherchaient un exemplairepour en tirer profit.

En 1941, ses responsabilités au sein du BRGG amènent Goguel à suivre des campagnes géophysiques, particulièrement de gravimétrie, à laquelle il s'intéressait déjà pour comprendre la planification de l'isostasie. Ces campagnes étaient essentiellement axées sur des problèmes de prospection, au départ de potasse ; permettant d'appréhender la profondeur des bassins sédimentaires, elles ont surtout servi aux pétroliers. Mais c'est pour Goguel l'occasion de préciser toute une série d'interactions fécondes entre graviméetrie et tectonique, qui lui permettent de pénétrer profondément dans l'écorce. Le traité de tectonique dont la première édition paraît en 1952, ultérieurement traduit en anglais et en russe, représente une première synthèse de ses idées, qui ont continué à se développer ultérieurement.

Pour résumer, disons que Goguel a renouvelé les interprétations en tectonique à partir de trois grandes méthodes d'approche originales : l'étude complète de la répartition des contraintes, des considérations énergétiques et des considérations de similitude. En même temps, à la suite de Terzaghi en mécanique des sols, il prenait en compte l'influence très importante de l'eau dans les terrains.

En 1951 l'examen pour le compte d'Electricité et Gaz d'Algérie de la possibilité d'une exploitation énergétique des sources chaudes de Hamman Meskoutine allait l'orienter vers une vie supplémentaire, la géotherrnie. Rendant compte de son décès, le journal "le Monde" titrait: "Le père de la géothermie française". En fait il semble qu'il soit beaucoup plus que cela, l'un des pères-fondateurs de la géothermie à l'échelle mondiale. Son apport a été d'étudier dès le début des années 50 le comportement de l'eau souterraine en cas d'échauffement anormal et de préciser le premier les possibilités de convection.

On aura noté que, chaque fois que Goguel s'avance en terra incognita, c'est pour résoudre un problème posé par l'homme. Bien que fondamentaux, ses travaux ont toujours une finalité appliquée: Goguel n'oublie pas qu'il est ingénieur. Dans ce domaine il aura joué un rôle de grand expert, qu'il s'agisse des problèmes posés par le creusement ou la stabilité de tunnels (tunnel sous la Manche, tunnel du Fréjus), l'édification de barrages ou l'analyse de glissements ou d'éboulements naturels. Il n'hésite pas à en assumer toutes les responsabilités, étant notamment intervenu dans les commissions administratives d'enquête constituées après l'accident de Malpasset, la rupture du tunnel ferroviaire de Vierzy et le glissement du port de Nice. En 1982 il avait encore présidé la mission d'expertise pour l'évaluation des réserves disponibles à la Mine de Largentière (Ardèche). Enfin sa connaissance des interactions complexes, mécaniques, thermiques et hydrauliques de l'écorce en profondeur le désignait tout naturellement pour apporter une contribution essentielle au délicat problème du stockage des déchets nucléaires. C'est ainsi qu'en 1985 le ministre du Redéploiement industriel et du Commerce extérieur lui demandait de présider le "groupe de travail sur les critèresde choix des sites de stockage des déchets (radioactifs) à vie longue", groupe de travail qu'il a présidé jusqu'à sa mort. Dans toutes ces circonstances, il s'est révélé un grand serviteur de l'État.

Quelle est la partie la plus originale de cette oeuvre scientifique, celle qui passera à la postérité ? Il est difficile de répondre à cette question, tant est grande l'unité à travers la diversité apparente. Lui-même tenait l'interprétation mécanique des déformations tectoniques, développée en liaison étroite avec l'observation sur le terrain, comme la partie essentielle de son oeuvre scientifique. Sous cet angle on pourrait s'étonner que Goguel ne soit pas cité comme l'un des promoteurs de la tectonique globale, que l'on a coutume de présenter comme la grande révolution du demi-siècle dans les Sciences de la Terre.C'est oublier que le déclic qui a lancé la théorie est venu des géophysiciens étudiant les fonds océaniques, par l'interprétation des anomalies magnétiques symétriques par rapport aux rifts médio-océaniques. En fait Goguel avait préparé le milieu géologique à accepter la théorie : dès1950, il avait vu clairement en interprétant lesdonnées gravimétriques que les rifts continentaux - tels que les grands rifts de l'Est africains - résultaient d'une tectonique d'extension horizontale. L'interprétation du "géosynclinal" comme zone de subduction figure clairement dans la première édition de son traité de tectonique en 1952, même si le terme lui-même n'est pas employé. Dans ce même ouvrage il mentionne que des courants de connections pourraient fournir l'explication ultime des mouvements tectoniques que nous observons en surface. On sait que cette hypothèse est aujourd'hui unanimement admise.

En 1976, le Comité constitué pour célébrer dignement son jubilé scientifique se trouva embarrassé pour choisir un thème spécifique goguelien. Il s'arrêta finalement sur "Sciences de la Terre et Mesures". C'était probablement la seule façon d'embrasser l'ensemble de ses travaux. Mais, au lieu d'apporter des communications qui fassent le pont quantitatif entre plusieurs disciplines, les intervenants au colloque qui a suivi ont rendu compte, chacun dans son domaine d'activité, des efforts de quantification nouvellement réalisés. C'était intéressant, faute d'être pluridisciplinaire, cela n'avait rien à voir avec un thème goguelien.

Aussi, comprenons-nous que "Le Monde", dans l'article qu'il lui a consacré début janvier, l'ait présenté comme l'un "de ces rares savants aux connaissances encyclopédiques". Encyclopédique, cela veut dire d'une érudition universelle : ce n'est pas faux, mais c'est très insuffisant. Il faut encore préciser que ces connaissances universelles étaient chez Goguel unifiées. Ce qui a rendu possible chez lui cette unification, c'est son incomparable maîtrise des mathématiques appliquées. Avant l'avènement de l'ordinateur en gravimétrie il a défini et calculé une table prenant en compte les corrections luni-solaires en tout point du globe, défini un intégrateur pour le calcul des collections topographiques ; en sismique-réfleclion de faible profondeur il a construit des tables facilitant le calcul des épaisseurs de couches thorizontales. Je suis étonné que le densimètre qu'il a conçu, commercialisé par Deyrolles, ne soit pas plus connu, tant son fonctionnement est simple, permettant d'éviter tout calcul. Ces dernières années il ne s'est pas privé des possibilités supplémentaires offertes par les calculettes programmables, avec lesquelles il traitait toutes sortes de problèmes de mécanique (réfraction et schistosité), de géothermie fondamentale et appliquée ou d'astronomie. Sa dernière acquisition, une programmable HP41, a ainsi passé l'été 1983 - couplée à une HP67 - à explorer toutes les facettes du problème des trois corps en tournant jour et nuit sous le contrôle de son grand sens physique et mathématique.

En définitive, ce qui restera de Goguel est un canevas solide pour tout ce qui touche de près ou de loin aux Sciences de la Terre dans leur ensemble (Intentionnellement je n'emploie pas le terme "corps de doctrine", car Goguel avait horreur du dogmatisme). Il va nous manquer terriblement : il y a d'abord le vide affectif marquant une personnalité trop secrète dont on regrette de ne pas avoir pénétré davantage l'intimité de son vivant. Vont nous manquer aussi ses conseils scientifiques : avec sa caution on pouvait avancer avec assurance, sachant qu'il n'hésitait pas à jouer les garde-fous avec une grande rigueur. Car, à notre époque, où les sciences sont devenues tellement spécialisées, grand est le danger de développer des théories pointues tout à fait irréalistes lorsqu'on les replace dans un contexte plus général. Un recentrage permanent par des généralistes s'avère de plus en plus nécessaire, mais devient de plus en plus difficile, le généraliste n'ayant plus la possibilitématérielle d'approfondir la multiplicité des disciplines. Certains physiciens rêvent de l'unité du monde sous la forme d'une équation ultime. Goguel vivait littéralement cette unité, grâce aussi aux mathématiques, mais en les fondant sur une observation minutieuse tous azimuts. Finalement, si l'on veut à tout prix classer Jean Goguel, je le vois dans la lignée de ces grands esprits omniscients, qui de temps en temps jalonnent l'histoire des sciences.

Il nous reste ses écrits. Je conseille vivement de les lire, plus, de les travailler, car il n'est pas facile d'en exprimer toute la richesse. En rédigeant cette note, j'ai découvert que certaines idées que je croyais miennes c'est de lui que jeles tenais ; que certains textes, il y a longtempsque j'aurais dû les lire, car ils ouvrent des voies même dans mon petit domaine spécialisé. Pourquoi certains de nos jeunes camarades ne reprendraient-ils pas le flambeau ?

A son épouse, à ses trois fils et à ses trois filles, nous voulons dire combien nous prenons part à leur chagrin, mais aussi notre admiration pour l'être d'exception que fut Jean Goguel.

H. PELISSONNIER